Il y a quelque 70 ans, le concept d’intelligence artificielle se faisait jour et allait, au cours des décennies suivantes, nourrir un certain nombre de fantasmes. Des fabulations il y en a encore aujourd’hui, sont-elles les prémisses de réalités ou des visions fausses des développements à venir ?
Depuis 2010, les avancées de l’intelligence artificielle se sont accélérées. On est passé d’une imitation du raisonnement humain à la capacité des machines d’apprendre par elles-mêmes, sans dépendre de commandes : c’est «l’apprentissage machine», appelé en anglais «machine learning».
Cette évolution a été rendue possible grâce à la conjonction de 2 développements majeurs : l’amélioration des puissances de calcul et les données massives.
A l’automne dernier, est apparu un petit phénomène qui a défrayé la chronique : Chat GPT, pour «Generative Pre-trained Transformer» ou «transformateur génératif pré-entraîné». Cet outil générateur de texte est capable de répondre à des questions et de produire des réponses basées sur un ensemble de données de 300 milliards de mots et 175 milliards de paramètres.
«C’est certainement l'une des percées les plus remarquables en matière de deep learning et de traitement du langage naturel», nous écrit… Chat GPT lui-même.
Attention néanmoins à ne pas confondre Chat GPT3, qui est gratuit et limité par une base de données mise à jour en 2021, de GPT4 beaucoup plus performant mais payant.
Toutes les applications actuelles de l’IA se réfèrent à ce stade à une intelligence artificielle dite «étroite», loin des scénarios où les machines dominent l'humanité. Mais ces évolutions très rapides font débat aujourd’hui, y compris parmi certains scientifiques.
Le débat, nous avons voulu le mener avec des experts et en public, c’est bien là l’objectif que David Leisterh et moi poursuivons avec ces rencontres trimestrielles : y voir plus clair sur un sujet de société et écouter les citoyens.
Les opportunités inédites qu’offrent ces nouvelles technologies mais aussi les risques inhérents, nous les avons ainsi abordés avec :
David Dab, expert en technologie et en affaires (National Technology Officer), il a rejoint en 2021 Microsoft, un des plus gros investisseurs de Chat GPT. Son objectif est d’anticiper l’impact des nouvelles technologies et d’aider la société à se préparer à la transformation numérique.
John-Alexander Bogaerts, après le développement des Clubs d’affaires B19, il a décidé d’aider la jeunesse en créant «l’école de codage 19» pour former les codeurs et analystes data de demain, parce que pour lui c'est la plus grande demande d'emploi aujourd’hui.
Mathieu Michel, secrétaire d’État à la digitalisation, chargé de la simplification administrative, de la protection de la vie privée et de la régie des bâtiments. La mise en place d’une autorité des algorithmes à l’échelle européenne sera l’une de ses priorités lors de la prochaine Présidence belge de l’Union européenne.
Une autre société ?
L'IA offre des opportunités incroyables en termes d'efficacité, de productivité et de résolution de problèmes complexes.
Selon David Dab, ce qui est révolutionnaire, c'est l'émergence de modèles davantage généraux tels que CHATGPT3 et ChatGPT4. En effet, auparavant, il était nécessaire d'entraîner des modèles spécifiques à des tâches particulières, et ils étaient incapables d'effectuer d'autres tâches. Désormais, sans avoir besoin de réentraîner le modèle, on peut utiliser CHAT GPT dans une variété de cas de figure, ce qui démocratise et accélère son utilisation. Pour lui, il s’agit là d’un changement majeur.
«D'un point de vue scientifique et technique, les performances atteintes par des modèles tels que GPT3 et GPT4 sont remarquables, surpassant même les attentes des développeurs eux-mêmes.»
D’après l’expert en nouvelles technologies de Microsoft, nous sommes donc en pleine transition, qui a d'ailleurs déjà commencé. Il nous donne des exemples concrets dans le domaine de l'enseignement, où l'utilisation de l'IA a permis aux enfants dans des écoles en Flandre de développer leurs compétences linguistiques. Et dans le domaine de la santé, où l'IA contribue à améliorer la qualité des soins en réduisant le taux d'incidents grâce à des rapports plus quantifiés et des résumés.
Les jeunes sont au cœur de cette transition. Ils vont voir leurs formations et leurs jobs changer, devant acquérir les compétences nécessaires liées à l’exploitation des potentialités de l'IA. Ils vont devoir développer leur pensée critique, leur créativité et leur résolution de problèmes.
Pour John Bogaerts, qui a co-fondé avec Ian Gallienne le Campus 19 (450 étudiants en Belgique et des formations présentes dans 25 pays à travers le concept français d’école 42), les jeunes ont toujours été à un tournant : «déjà en 1945, la jeunesse a eu un monde à reconstruire. Il n’y a pas une génération qui n’a pas dû gérer de nouveaux challenges».
Il est convaincu que l’on doit éduquer notre jeunesse à la culture, à l’information et la guider vers ces études dans les nouvelles technologies.
Le Campus 19 propose 4 possibilités de développement à la suite du tronc commun qui dure un an: l’Intelligence Artificielle, la cybercriminalité, l’architecture des réseaux et le gaming. La filière sur l’intelligence artificielle est fortement demandée, mais le nombre de jeunes formés reste, dans l’absolu et en regard des besoins, trop faible.
«On a un taux d’emploi de 100 % des étudiants qui sortent de notre école, pour moi on doit pousser les jeunes vers ces études. L’enseignement a un rôle à jouer pour aiguiller les jeunes vers ces formations.»
Alors que ces évolutions font partie de notre quotidien, 46% des Belges aujourd’hui sont dans une situation de vulnérabilité numérique d’après une récente étude de la Fondation Roi Baudouin.
D’après le secrétaire d’État Mathieu Michel, cette question montre toute l’étendue du défi aujourd’hui. Il y a selon lui un écart entre ceux qui maitrisent les concepts des nouvelles technologies et d’autres qui bloquent. «Chaque génération est confrontée à des évolutions technologiques particulières mais, ce qui est perturbant, c’est que l’écart entre les personnes qui maîtrisent les innovations aujourd’hui et celles qui ne les maitrisent pas a tendance à se creuser».
«Le rythme auquel les évolutions technologiques se développent aujourd'hui est beaucoup plus rapide que par le passé. Dans l’histoire de l’humanité, les évolutions aux grands impacts ont eu l’occasion d’être digérées beaucoup plus lentement par la population.»
Pour Mathieu Michel, l’ampleur de la tâche qui est devant nous est de bien façonner les outils digitaux, l’intelligence artificielle afin qu’ils soient au service de l’humanité et ne laisser personnes sur le bord de la route. «Il faut réussir à embarquer celles et ceux qui ont 20 ans de retard mais en même temps ne pas ralentir ceux qui ont 20 ans d’avance».
«Si on veut soutenir le modèle social qui est le nôtre, on a besoin d‘un taux d’emploi de 80 % d’ici 2030 et on va devoir repenser toute une série de fonctions pour être au rendez-vous de ce défi-là, avec les mutations technologiques, le comptable d'aujourd'hui ne sera pas le comptable de demain.»
Mathieu Michel reconnait que John Bogaerts a vu juste avec son école de codage 19 et que la question des compétences est fondamentale. Il précise que la réforme du pacte d'excellence en matière d'enseignement ne sera pas suffisante pour produire le nombre de talents dont nous aurons besoin dans les années à venir. Il estime donc qu'il est nécessaire de diversifier notre capacité à former des talents et des compétences.
Le secrétaire d'État ne se veut pas fataliste, mais il avoue se poser tous les jours, avec ses collaborateurs, la question de savoir si nous sommes prêts pour les défis à venir. Selon lui, la rapidité de l'innovation fait qu'anthropologiquement, nous ne pouvons pas être prêts pour ce qui nous arrive…
Un texte vient d’être voté au parlement européen au sujet du cadre mais, pour Mathieu Michel, il y a tout de même un aspect fondamental à faire évoluer : «ce texte a été entamé il y a 2 ans (avant même le lancement de Chat GPT) et il sera mis en application seulement dans 2 ans», soit un délai total de 4 ans pour parvenir à un texte opérationnel. Il souligne donc qu'il faudra travailler sur cet aspect en particulier.
Quel développement économique ? Quel emploi ?
La Belgique dispose de centres de recherche renommés et d'instituts académiques qui se consacrent à l'IA. Des universités telles que la KU Leuven, l'Université de Gand et l'Université de Liège mènent des recherches avancées dans le domaine de l'IA. Les entreprises belges peuvent bénéficier de collaborations avec ces institutions pour développer de nouvelles technologies et solutions basées sur l'IA. A Bruxelles a dernièrement été créé un EDIH (European digital innovation hub) à la gare centrale pour soutenir le développement du numérique et de l’IA auprès des entreprises bruxelloises, axé manifestement dans un premier temps sur un soutien surtout à la digitalisation plutôt qu’à l’implémentation de l’intelligence artificielle en tant que telle...
Par rapport aux autres pays européens, à l’échelle du monde, Mathieu Michel reconnaît que la Belgique n'est pas en mauvaise posture en ce qui concerne l'intelligence artificielle, mais elle n'est pas non plus à la pointe. Il souligne que le niveau de diplômés en nouvelles technologies en Belgique est inférieur à celui des pays voisins en Europe. Afin d'atteindre l'objectif de 600.000 profils d'ici 2030 dans les nouvelles technologies, il estime qu'il est nécessaire d'élargir les compétences des étudiants pour qu'ils soient opérationnels. John Bogaerts met en évidence le problème de la reconnaissance des diplômes, bien que le secrétaire d'État nous précise que les entreprises tendent de plus en plus à se concentrer sur les compétences réelles lors de recrutements plutôt que sur le diplôme.
Dans la course à l'intelligence artificielle, la Belgique possède un certain potentiel avec ses entreprises. Cependant, il existe plusieurs facteurs en Europe qui pourraient occasionner un retard. Mathieu Michel nous donne l’exemple de la Chine, où il y a moins de restrictions concernant l'utilisation des données personnelles dans le développement de l'intelligence artificielle. Il ajoute que parfois la sécurité des données peut entraver une certaine créativité. Pour lui, l'enjeu est donc de libérer le potentiel des données tout en respectant les droits individuels. C’est d’ailleurs ce sur quoi il travaille actuellement.
«Je viens de faire une proposition consistant à mettre sur pied un cadre pour permettre à tout un chacun de faire le don de ses données de santé. Cela pourrait sauver des vies, dans la mesure où on pourrait avec ces algorithmes d’IA détecter de manière beaucoup plus précoce un cancer mais aussi développer des traitements beaucoup plus personnalisés. C’est vraiment cela que l’on souhaite et que l’on est en train de construire.»
Dans ce domaine, la Belgique a la possibilité de rattraper son retard. Elle dispose d'un écosystème de santé parmi les meilleurs au monde, d'un système de sécurité sociale qui rembourse de nombreuses pathologies, ainsi que de nombreux acteurs du secteur pharmaceutique installés en Belgique. Le secrétaire d’Etat souhaite que la Belgique s’appuie sur une dynamique fiscale qui libère le potentiel des start-ups et sur un fort vivier de talents pour construire l'ambition d'être la destination incontournable pour les jeunes qui souhaitent se lancer dans la santé numérique. Mathieu Michel est convaincu que la Belgique a tous les éléments nécessaires pour alimenter une spirale vertueuse.
Pour John Bogaerts, lui-même à la tête d’un célèbre club d’affaires, le B19, dans le monde des PME aujourd’hui, les entreprises ont beaucoup d’autres problèmes immédiats. Il suit cela de près mais pense que l’on abordera la question de l’implémentation de l’intelligence artificielle lorsque l’on aura réglé les problèmes que vivent les PME actuellement.
L’avantage pour l’entrepreneur est pourtant clair selon David Dab : en libérant du temps sur des tâches un peu répétitives, complexes et fatigantes comme le codage, on libère du temps pour autre chose, notamment la créativité.
Le conseil qu’il donnerait aux entreprises dans cette transition vers plus d’IA est de simplement commencer par s’y intéresser, d’être curieux, d’essayer ces nouvelles technologies disponibles, utiliser des versions professionnelles qui contiennent des garde-fous. Microsoft, qui veut se distinguer à travers une plateforme ouverte, entend permettre à tout entrepreneur d’utiliser des applications peu coûteuses sans devoir créer des modèles particuliers, qui peuvent être longs et chers à élaborer.
Quel cadre ?
L’intelligence artificielle pose de nombreux questionnements en matière de transparence des critères des algorithmes, de respect de la vie privée dans le traitement des données, de responsabilité face à des orientations dictées par des machines… Le parlement européen a voté mercredi 14 juin un cadre juridique sur le sujet.
Pour Mathieu Michel, en charge de la digitalisation et de la protection de la vie privée, il est certain que l'enjeu est majeur pour notre société: «nous devons encadrer les algorithmes d’intelligence artificielle pour créer de la confiance afin d’exploiter pleinement le potentiel de ces technologies.»
« Avant d’interdire, il faut comprendre. »
Pour le secrétaire d’Etat, dans un contexte de souveraineté digitale que l’on doit construire, il est urgent de disposer d’outils qui créent une vraie lucidité dans l’analyse des algorithmes, c'est ainsi que l'on pourra identifier les dangers potentiels et déterminer s'il est nécessaire d'intervenir. À titre d'exemple, il mentionne TikTok, où il est actuellement impossible de dire s'il y a un danger ou non.
«La mise en place d’une autorité des algorithmes à l’échelle européenne, à l’instar de l’autorité des médicaments, sera l’une de mes priorités lors de la Présidence belge à l’Union européenne.»
Selon David Dab, et donc pour Microsoft, la réglementation de l'intelligence artificielle est nécessaire pour éviter que des effets indésirables ne se propagent. Il estime qu'il faut adopter une attitude positive et lucide afin de trouver le bon équilibre.
Dans le processus de création d'une IA, il existe une chaîne d'acteurs impliqués, tels que les concepteurs, les développeurs, etc. David Dab souligne l'importance de placer la responsabilité au bon endroit tout au long de cette chaîne. Cela signifie que chaque intervenant doit assumer sa part de responsabilité dans le développement et l'utilisation de l'intelligence artificielle.
Où en serons-nous dans 15 ans ? Et où en sera la démocratie ?
On a entendu la demande de moratoire de centaines d’experts, qui craignent des «perturbations économiques et politiques dramatiques en particulier pour la démocratie». Ils réclament la mise en place de systèmes de sécurité, dont de nouvelles autorités réglementaires dédiées.
Dans 15 ans, selon les orateurs, le monde pourrait se porter mieux si la jeunesse est bien prise en main et bien éduquée. John Bogaerts exprime un optimisme quant à l'évolution du monde, soulignant que celui-ci change rapidement et que les progrès technologiques peuvent contribuer à l'amélioration de notre société.
David Dab partage également un optimisme quant à l'avenir, bien qu'il admette ne pas pouvoir prédire précisément la situation dans 15 ans. Il met en avant la stratégie de Singapour, qui consiste à observer avant de réglementer, afin d'ajuster les réglementations de manière appropriée et au bon moment. Selon lui, cette approche philosophique est intéressante, même si notre société est différente de celle de Singapour.
Le secrétaire d'État met l’accent sur l'importance de l'agilité plutôt que de se concentrer uniquement sur un texte réglementaire. Il reconnaît le retard de l'Europe, y compris de la Belgique, dans ce domaine, et pointe l'enjeu essentiel de la gouvernance. Il rappelle que la complexité du système institutionnel belge constitue une difficulté à surmonter.
Il souligne également l'importance de la vigilance des libéraux vis-à-vis des questions que la technologie soulève en termes de liberté individuelle. Il donne l'exemple d'un collègue au gouvernement qui voulait utiliser les caméras de surveillance pour vérifier si une personne utilisait son téléphone au volant, ce qui, selon lui, est une utilisation abusive. C’est ainsi un choix de société:
«Le monde que nous aurons dans 15 ans sera le monde pour lequel nous allons voter.»
Pour Mathieu Michel, dans les années à venir, l'une des luttes fondamentales pour les libéraux et les démocrates consistera à garantir la préservation de nos libertés, dans un équilibre avec un développement économique misant notamment sur une spécialisation de notre pays.
Votre présence nombreuse pour ce débat, et vos multiples questions témoignent de l'importance de l'ouverture des discussions sur le sujet de l'intelligence artificielle. De l’impact climatique au dark web en passant par la formation éthique des futurs professionnels des données… Les préoccupations du public furent nombreuses et nourrissantes.
Les enjeux et les défis qui se présentent sont passionnants, et représentent une véritable opportunité pour notre pays notamment à l’occasion de la présidence belge de l’Union européenne en 2024.
Les développements de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé apparaissent remarquables. Les impacts sur les plus éloignés du numérique, sur l’emploi notamment imposent que nous anticipions, que nous soyons prêts !
En nous projetant dans 15 ans, il est clair qu'il restera sans doute encore beaucoup à ajuster en termes de cadre. On voit des avancées au niveau de l'Union européenne, nous pouvons espérer l’émergence d’un cadre coordonné qui favorisera le développement de l'IA, sans pour autant freiner son potentiel alors que d’autres sont déjà en pointe, comme la Chine qui ambitionne de devenir la première puissance mondiale en intelligence artificielle à l’horizon 2030.
Merci à nos 3 orateurs qui ont apporté beaucoup d’éclaircissements et répondu aux nombreuses questions du public, merci également à David-Ian Bogaerts et à la Bogaerts International School pour leur accueil dans leurs magnifiques locaux à Uccle.
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